• les chavirements de bord

    te raconter la salle immense avec ces gens aux poignets mous, figurines désarticulés qui oscillent en rythme sur la très grande ligne distendue - te raconter la musique comme tampon à monde, comme obstruction du tout - l'écriture comme une planche de salut, le clavier fou sous les larmes - la tête qui tourne d'avoir trop pleuré - je pleure depuis tellement longtemps, je pleure comme je n'ai jamais pleuré, je suis une machine à produire des larmes, à produire du sel empaqueté dans de petites gouttes d'eau - te raconter le pirate qui comme une digue est venu me dire tu peux t'effondrer sur moi, et l'effondrement sur lui - ne même pas savoir d'où la fuite surgit - j'ai essayé, essayé l'introspection, mais le déluge m'a attrapée au beau milieu d'une phrase et depuis je navigue de flaque en flaque en essayant de sauvegarder une pauvre inspiration pour survivre une heure de plus - que dis-je déluge, ce n'est pas le déluge, c'est le tsunami, la course ininterrompue, deux autoroutes sous mes yeux où les larmes font des concours de vitesse - que te dire, te raconter, sinon le voile de brume qui revient à intervalles réguliers poisser mes paupières, le flou qui gagne du terrain et le noir qui grimpe toutes griffes dehors sur mes genoux mous dès que le pirate s'éloigne - que te dire sinon que je n'arrive pas à me calmer, je n'arrive pas je n'arrive pas me calmer je n'arrive pas je ne fais que triturer des touches toujours dans le même sens dans l'espoir STUPIDE FUTILE de transfigurer la tristesse de l'abandonner la piétiner dans l'espoir écrire dans l'espoir enfin d'arriver à conjurer le spleen - te raconter la foule qui m'oppresse et m'essore, qui me fait gicler des larmes et tacher le monde - te raconter tous ces gestes anodins que j'accomplis avec les yeux qui brillent, ne pas cligner des paupières sinon le tsunami va déborder, surtout garder le maximum de liquide en osmose, en lévitation au-dessus du monde - te raconter le pirate qui me dit tu peux t'effondrer sur moi et l'effondrement sur lui - te raconter le pirate qui me dit je t'aime je t'aime avec tes larmes je t'aime quand tu es triste je t'aime Clara regarde-moi et te raconter le pirate qui me trimballe partout qui m'emmène allez viens on sort un coup tu veux une crêpe regarde la pluie s'arrête et qui me tend un mouchoir deux dix vingt, ne t'inquiète pas, je suis là je reviens je suis là Clara - te raconter les vagues successives qui m'engloutissent sans pitié et sans considération aucune pour toutes celles que j'ai déjà traversées - l'impression de me dissoudre et de me dissocier en tous petits morceaux de moi - te raconter à quel point je perds et ma capacité de décision et ma capacité de parler dans ces cas-là - Clara Muette, voilà mon vrai prénom, dès que les larmes me prennent je n'ai même plus assez d'assurance pour parler, tout me paraît infaisable, la panique monte à l'idée même de devoir prendre la parole, je retourne mille fois, mille fois mes phrases émiettées dans ma bouche trop sèche et rien ne sort, je mâche et remâche mes mots jusqu'à en faire une mélasse suffisamment poisseuse pour pleurer dedans sans même les avoir prononcés - je ne suis même pas capable de parler merde ! je perds tous mes moyens j'erre comme une ombre dans les couloirs dans l'attente de la fin des larmes mais elles ne cessent jamais de couler ! alors te raconter la distance entre moi et le monde, à quel point mes sens sont touchés, à quel point mon être est touché, tout m'est insupportable, tout m'est trop sensible, même écouter quelqu'un qui ne m'est pas proche m'agresse et m'épuise, parce qu'il faut faire semblant de ne pas pleurer depuis une vie pour encore une vie - alors frapper le clavier avec toute la force de mes mots à moitié vomis à demi expulsés, frapper le clavier parce que c'est la seule chose que je peux faire dans l'attente, écrire pour conjurer le mauvais sort, pour faire semblant que tout ça a un sens, que de ma léthargie salée sortira quelque chose d'artistique, de plus joli que ces yeux rouges qui me tirent, ficelles chauffées à blanc qui jouent aux marionnettes avec mes migraines, que cette tête lourde qui ne rêve que d'un noir suffisamment épais pour aller se rouler dedans, écrire pour faire semblant que de tout ça un jour je verrai la fin, la tristesse est si dure quand elle est acceptée pour ce qu'elle est, il est tellement plus dur de se dire aujourd'hui c'est la tristesse sur mon dos qu'aujourd'hui j'apporte et je porte le bonheur sur mes épaules - parce que la tristesse te lessive dans un grand bain d'angoisse, parce que ressentir et les angoisses et les petites peurs - mais peut-être ne suis plus aimable, sans mon sourire m'aime-t-on toujours, qui peut m'aimer si même moi je ne m'aime plus quand je pleure - et les petites peurs qui mordent ma peau fatiguée d'avoir trop pleuré, ressentir mon coeur se serre et me bloque la respiration, j'ai l'impression de n'avoir plus respiré depuis plusieurs heures, je suis épuisée, c'est le déluge intérieur et extérieur - que faire quand tout se casse la gueule moi y compris et plutôt trois fois qu'une - pauvre Clara qui regarde hagarde des larmes couler sur son propre visage sans pouvoir les contrôler - shootée à l'émotion pure, je pleure parce que je suis triste, je pleure simplement parce que je me sens triste, enfin je crois, enfin j'espère, je ne sais pas, je ne sais plus décider même pour moi-même par moi-même, je n'ai aucune idée de qui je suis quand je crise de larmes parce qu'alors cela voudrait dire avoir une idée définie de mes contours et tout est brume, ma peau est brouillard, brouillée, décorée d'un million de gouttelettes salées, je n'ai plus d'os et je flotte, bègue à la dérive, à la recherche futile d'un port où pouvoir couler en toute sérénité - 

    « à la fin du temps imparti, ou de la croissancedemain vient »

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