• Jour 36 - Marche

    "Décris un paysage idyllique sans oublier d'exposer ce que tu ressens au moment où tu le découvres."

    Il faut marcher un peu dans la nuit, c'est effrayant, sans faire de bruit, alors que le sol craque et crépite de partout. Lumière au front, mes pieds serpentent entre les marées d'aiguilles de pins, je pense, ne pas se faire surprendre par la résine, je me dis, sauter les sangliers et par-dessus le tronc d'arbre endormi au milieu du sentier, j'essaye, surfer sur les pelures d'écorce de bouleau, grimper la côte, ni trop vite ni trop lentement, sinon j'aurais trop chaud et puis trop froid, et

     

    stop

    un buisson a bougé - le son a heurté mon oreille

    ne bouge plus, je me dis, je ne pense pas, respirer, j'oublie même, le temps s'écoule, la lampe, toujours allumée, je n'ose pas l'éteindre
    - je n'ose pas bouger

    chut chut chut chut chut chut

    je suis l'immobilité même, statue tendue qui rêve d'échapper au monde

    stop

     

    et puis ça passe

    je reprends, il faut, grimper la colline, tout en haut, franchir le buisson d'épine, taper des pieds fort sur le sol, pour faire fuir je pense, les sangliers qui grognent, les serpents on ne sait jamais, les lapins certainement, il faut, franchir le buisson trouver la bonne pierre, celle qui ne bouge jamais, toujours la même place, je pense, face à la mer on pourrait choisir moins bel endroit pour y faire sa maison de pierre, elle est chanceuse cette pierre, je me dis, elle a réussi à traverser le buisson et la nuit, alors j'arrive, je m'installe, calée entre deux rochers, c'est inconfortable, je pense, mais je ne voudrais être nulle part ailleurs qu'ici aussi, je m'aperçois que je parle à voix haute, tant mieux je dis ! Au moins ça fera fuir les sangliers et les autres choses vivantes, à la rigueur peut-être pas les plantes je pense, tant pis, je monologue, ah oui la lampe tiens il faut l'éteindre, le spectacle va commencer, on entend quelques cigales déjà, pas de vagues, non, la mer est trop loin, je commence vaguement à essayer de compter les kilomètres entre la mer en face de moi et mes yeux un peu plissés par le sommeil

    et le soleil se lève

    et le soleil se lève

     

    forcément, il y a un nuage devant

    mais c'est le plus joli nuage du monde, je pense, vas-y, petit nuage, moi je te regarde, je ne regarde même que toi ! Au loin la mer est noire et elle commence à muer, regarde la, la belle, elle se peint, la magouilleuse, se maquille, un peu de gris par ci, un peu de bleu par là, elle joue dans le miroir du ciel qui s'éclaircit tout doucement, sans un bruit; leur seul orchestre ce sont les cigales aux pattes encore engourdies, leur seule spectatrice, c'est Clara, aux yeux un peu endormis;

    Clara c'est moi, et face à la mer j'ai un peu peur des sangliers qui tonnent, j'ai un peu de mélancolie d'être toute seule sur la crête, un peu de bonheur de garder ce spectacle pour moi seule, personne ne sait je pense, personne ne sait puisque je ne le dis pas, c'est à moi, les escapades sur la plage la nuit tombée, le sable glacé qui s'évade entre mes doigts de pieds, c'est à moi, la randonnée nocturne sur la crête pour aller courir après le soleil, c'est à moi ce vide, ce rien, ce néant que je cultive entre mes mains transparentes;

    il est un peu à moi le soleil ce matin, les nuages m'appartiennent, la mer est mienne et le temps est mien, qu'il est long d'ailleurs le temps entre deux heures et six heures du matin, ce ne sont pas quatre heures qui s'écoulent entre les deux points repères, c'est du temps malléable, du temps modulable; quand je sors à deux heures et que je rentre à quatre ce n'est pas deux heures que j'ai passé face à la mer mais deux vies, deux âmes, deux éternités peut-être perdues dans le sable, et j'ai un peu froid je me dis, peut-être pas un short pour la prochaine sortie, et j'ai un peu peur quand même,

    mais cette odeur de vide, cette odeur de rien, je peux n'être personne et personne ne dit rien,

    cette odeur de libre, cette odeur de bien, je ne suis personne et personne je deviens

    ~

    Jour 36 - Marche

    (dessin : Eric Pessan)

     

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