• décembre - 1 - le verger

     

    je sais bien qu’ils ont mis ton nom sur une stèle, là-bas. qu’ils te croient en train de dormir paisiblement sous la pierre, faisant don jour après jour de ta chair au sol. je le sais, qu’ils y croient dur comme fer à ta mort.

     

    moi, je ne t’ai jamais enterré et je m’y refuse encore aujourd’hui. j’ai la conviction que tu n’as jamais voulu, jamais pu quitter ton jardin. que, comme avant, tu pousses encore ton vieux portail de bois, grinçant, vermoulu, usé par les glaces de l'hiver et les soleils de l'été, d’une main ferme malgré le poids des années. que tu pénètres derrière un vaste verger piqué d'herbes folles. je m’y rends souvent, dans cet éden où survit plus que ton souvenir. 

     

    ils tenaient absolument à vendre la maison, sais-tu seulement combien ça coûte de posséder un bien que l’on n’habite pas, et puis il faut payer les frais de succession, tu vas sortir ça de ta poche peut-être? je ne leur ai pas répondu - je ne savais pas quoi leur opposer, à ces êtres qui pensent que le passé peut se vendre chez un bon notaire. 

     

    j’ai exigé ton jardin, c’est tout, et d’accord pour tout le reste. 

     

    d’accord pour brader ta maison, tes meubles et tes vêtements, tes bibelots et ta vaisselle, tes tapis et tes vélos. d’accord pour jeter tes papiers, tes photos, ta collection de timbres et ton courrier. mais j’exige l’extérieur, cet espace qui pourtant te contient tout entier.

     

    je m’y rend souvent, tu sais. c’est désormais à mon tour de pousser le portail au bois gonflé par le soleil. les mains vides, je ne touche à rien. simplement, je viens exister là où toi tu n’existes plus. j’espère surprendre un jour une odeur, un vestige, un rien, qui pourrait leur prouver qu’ils ont tort de te croire si mort.

     

    ce matin, un vent frais caresse la cime des arbres. la journée commence à peine. je suis venu très tôt me poser dans l’herbe au pied des pommiers: il y a des choses à fuir que l’on peut prendre de vitesse à l’aube.

     

    L’été entre à pas de loup dans le jardin tout juste réveillé : il rôde autour des arbres fruitiers, réchauffe les chairs sucrées des fruits mûrissant à leurs branches, et fait monter vers le ciel déjà clair ses moiteurs parfumées. 

    ils pensaient t’avoir enterré en hiver, sous la terre dure et froide d’une matinée de décembre. ils n’imaginent même pas à quel point ils se leurrent. là, dans ce beau matin de juin, je te vois penché sur le liseron qui étouffe tes fruitiers et que tu arraches à pleines mains. tu es de dos, courbé, et je t’observe commencer la rangée d’arbres au pied desquels je suis assis. plus que quelques troncs et nous serons de nouveau face à face. je réfléchis à quoi te dire car la parole m’est difficile : comment reprendre une discussion interrompue par ta mort?

     

    je me décide à te parler de la stèle, là-bas, avec ton prénom. je t’imagine déjà rire avec moi de leur aveuglement à tous, de leur précipitation à te fourrer sous terre. de ta voix grave tu me diras qu’ils sont fous, dans cette famille, que décidément ils ne comprennent pas qu’un verger ça ne se quitte pas, et que la mort, c’est simplement une manière de faire de la place aux arbres. 

     

    au moment où je tourne la tête pour te faire face, une brise vient agiter les feuilles du liseron. le jardin est vide, et sous le soleil personne n’arrache la belle de jour. notre discussion est une fois de plus remise à plus tard. 

     

    six mois déjà que je t’attends. dis-moi, quand reviendras-tu?

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