• (jour 4)

    Qui suis-je ?

    Au fur et à mesure du temps qui passe, le voile qui me sépare du miroir honnête s’affine. Plus les jours coulent, et plus le drap se colle à moi et me dévoile mes propres contours. À force de vivre avec moi-même je commence à me connaître, à apprendre mes pensées-ressorts, les émotions qui me meuvent, celles qui ne m’atteignent pas.
    J’apprivoise mes réactions face à telle ou telle situation, j’essaie de prévoir, prévenir, modifier mes pensées pour correspondre toujours à cet idéal imprécis et flou qui me laisse si souvent insatisfaite. Non, je ne suis pas une fille cousue d’extrêmes, bien que je l’eusse rêvé. Je suis une femme en demi-teintes et en demi-tons comme il y en a tant d’autres, une femme pastille-grise, puisque glissée dans mon coeur il y a cette tristesse de ne pas être plus vive. Parfois je le tente, la bouche vermillon et les yeux paillettes bleues, la robe rouge et les grelots aux pieds, je sors danser les yeux fermés pour ne plus sentir le poids du monde. Parfois je l’essaie, cette vie tâchée d’éclats et parsemée d’absolus, mais comme des escarpins trop pointus, elle m’use et je retourne vite dans ma coquille de doutes.
    Je suis une fille demi-teinte, qui pleure beaucoup de crainte de n’être pas assez; une femme demi-ton, dans la moyenne alors que je me rêvais bonne dernière ou majorante, une extrême, celle qu’on retient. Plus mes contours se précisent et moins je m’aime, puisque j’ose me regarder honnêtement et que je n’y vois rien d’extraordinaire. Plus j’apprends à me connaître et moins j’aime vivre avec moi-même cette existence tiède; alors j’apprends, à vivre avec.
    À vivre avec ma personne moyenne cette vie moyenne. Avec ce sentiment d’inutilité profonde créé par la réalisation que non, je ne serai jamais exceptionnelle. Avec la honte de n’être que moi et d’avoir l’impression que ça ne suffit pas.
    J’apprends à vivre à mes côtés sans me dégoûter constamment de mes concessions et de mes détours face à l’absolu.
    Je suis une femme tiède comme il en existe mille autres, qui bouillonne sous des mains désirs comme mille autres, qui pleure désespérée la tristesse des jours comme mille autres, qui s’émerveille comme mille autres - je suis une femme tiède dont les éclaboussures d’extrêmes ne différent en rien de celles des autres et qui s’en attriste.
    Avec la fin de l’adolescence est venue se poser sur mes épaules cette réalisation que j’existe comme - et pas plus que - tout le monde. Noyée dans cette masse, dans cette foule de personnes lambda, dont je voudrais ne pas mais fais partie, je lève les yeux vers le panthéon où sont cloués les humains qu’on a choisi connus et je me demande quel ressort me pousse à vouloir absolument sortir du lot, ne pas être comme, ne pas être tel.


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  • (jour 3)

    C’est tout cela, et bien plus encore.

    les broutilles et les poussières de dispute, pour rien, parce qu’on vit les uns sur les autres
    ne parler qu’aux quatre mêmes personnes pendant trois semaines
    Moby Dick et les trajets si doux dans ces déserts si vides (Piute et Circletown)
    changer de lit tous les soirs au fil de la route
    les échantillons de shampoing et le lit où on dort à trois
    manger au hasard
    marcher au hasard
    l’immensité de la route, des parcs, du loin, des lieux
    ces dépaysements quotidiens, presque horaires
    changer de décor comme de chemise (d’un coup le canyon, puis d’un coup le far-west)
    le fou rire devant la pizza dont personne ne veut
    faire du gainage dans le ventre de Moby Dick
    imiter les hoodoos et les cow-boys
    se déguiser en indiens au musée des décors
    les blueberry waffles
    traquer le wi-fi
    errer pendant des heures dans des rues toutes semblables et en même temps si lointaines
    jouer au tetris dans les avions pour dormir
    troquer les plateaux-repas
    inventer des jeux de cartes
    inventer les cartes
    se disputer pour des itinéraires
    (s’aimer au final où qu’on aille)
    s’assoiffer de cartes postales
    rêver de la maison, le mal du pays coincé dans la gorge
    partager le produit pour lentilles, la salle de bain et tous les repas de tous les jours et toutes les heures de toutes les nuits
    apprivoiser les écureuils et les métros
    se supporter les uns les autres
    trouver de tous petits coins pour l’écriture, parfois
    monter à faux-cheval
    croiser des dinosaures et des lacs salés et des mormons
    feinter la pluie et les maîtres d’hôtel
    grincher
    il faut bien, parfois
    (s’aimer au final où qu’on aille)

    c’est tout cela
    et bien plus encore
    ma famille en voyage, nomades malheureux
    auxquels est cousu mon coeur


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  • (jour 2)

    La pizzeria, tête-à-tête avec l'autoroute, petit box en bois, ma famille dedans. L'orange-taciturne et le chardon-adouci, le poète-sédentaire et la dure-amour, mes quatre toujours immuables en face-à-face par-dessus la table. La pizza familiale commandée et les breadsticks arrivent : regards de consternation, éclat de petit rire, plus éclosion d'une baleine, le fou rire en floraison-cachalot. Oh, on est misérables face à cette pizza dont personne ne veut, au milieu de ces touristes dont on voudrait ne pas faire partie, avec de l'autre côté de la nationale ce bungalow en plastique qui nous attend patiemment. Oh, on est misérables à détricoter nos itinéraires pour y rentrer plus de sédentaire, plus de plages, moins de routes qui nous coupent tout le jour. Mais dans ce fou rire né de la réunion de notre épuisement et de notre complicité, le temps est doux, et les touristes sont loin. Oh, bienveillante misère, si tu n'existais pas, il faudrait t'inventer.


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  • (jour 1)

    n'ai plus l'habitude d'écrire sur un thème imposé, je me sens gênée aux entournures, le col de la page est trop serré, engoncée, je me donne l'impression d'écrire à travers un filet d'eau glacée, faussaire, fausse écrivaine, et pourtant j'ai ce désir qui m'entraîne et me traîne et me voilà à juxtaposer des mots bancals, fissurés de doute, ai-je un sens, la vie en a-t-elle, ai-je besoin de me forcer pour cracher ce texte minuscule, dois-je le reprendre, me reprendre, me repriser pour recoudre ces doutes incarnés? deux fois le mot doute et me voilà à questionner la bienséance de cette idée, qui voudrait donc lire les mots perdus d'une jeune adulte pommée (et alors dans mon esprit surgissent les acclamations et les encouragements de cet homme qui disait écrire c'est résister! battez vous, vous êtes la littérature de demain, soyez en digne, soyez en fier!)
    alors j'écris mais je serre mes lignes, cogne mes mots, pour les rendre (peut-être moins beaux) (certainement moins lisibles), je serre les dents pour ne pas grimacer devant mon niveau maigre, mon style pâteux, mes mots lourds qui ne décollent pas entrouvrir d'autres cieux, d'autres yeux. peut-être dans l'écriture retrouve-t-on un autre miroir que celui de l'armoire, mais le même questionnement incessant : suis-je assez? (bonne, poète, jolie, intelligente, pleine d'esprit, parfaite?) suis-je suffisante?
    le serai-je un jour? ai-je besoin de l'être?
    peut-être dans l'acte d'écrire faut-il retrouver cette acceptation de soi-même avant tout départ hâtif et souvent voué à l'échec; peut-être faut-il se dire, verbaliser le fait qu'on est assez, et qu'on le sera toujours du moment qu'on respire; que notre écriture est valide du moment qu'on a la force de la produire, valable dès qu'elle est écrite; peut-être faudrait-il se rappeler qu’ “écrire bien” devrait être synonyme d’ “écrire avec plaisir”, d’ “écrire avec désir”, et ne pas chercher plus loin.


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